La Résistance française et les sauterelles de l’Axe

L’Office national antiacridien (ONAA) fut le premier organisme transfrontalier et permanent voué à la lutte contre le criquet pèlerin. Il a été créé le 7 décembre 1943 par le Comité français de libération nationale, c’est-à-dire, par la Résistance française en exil durant l’occupation de la France métropolitaine par l’armée allemande1.

Le criquet pèlerin2

Trois semaines seulement après sa création, cette nouvelle organisation antiacridienne s’accomplit de son premier mandat, qui était d’organiser, « dans les meilleurs délais », une réunion de « portée internationale » sur le criquet pèlerin.

Les procès-verbaux du Congrès antiacridien de Rabat

Les procès-verbaux du Congrès antiacridien de Rabat

Ainsi, du 28 au 30 décembre de cette année-là, l’ONAA tient le « Congrès antiacridien de Rabat de 1943 ». Cette réunion a lieu dans la salle de réunion du secrétariat général du Protectorat français au Maroc, à Rabat.

Y participent vingt représentants de neuf gouvernements : les empires coloniaux alliés, les protectorats et les colonies françaises, et deux autres nations alliées3.

L’idée que la protection des cultures et des pâturages contre les invasions de criquets pèlerins nécessiterait une coordination et une collaboration transfrontalières était déjà, depuis plusieurs années, de plus en plus partagée parmi les experts antiacridiens. Diverses autorités impériales et nationales s’étaient même déjà mises d’accord à plusieurs reprises, au cours des années 1930, sur l’idée de créer un organisme international dédié à cet objectif, mais sans suite.

Un peu plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale, des invasions de criquets d’une fréquence et d’une gravité qui n’avaient pas été vues depuis longtemps faisaient rage en Afrique, dans la péninsule Arabique, et en Asie du Sud. Sûrement, la gravité de ces invasions aura aidé le projet d’une organisation antiacridienne transfrontalière à devenir plus qu’un vœu pieux.

La résidence générale du Protectorat français au Maroc

La résidence générale du Protectorat français au Maroc

Mais il est quand même surprenant que ce soit le Comité français de libération nationale qui décide, à ce moment-là, de chercher à remédier aux ravages causés par le criquet pèlerin à travers l’Afrique du Nord et de l’Ouest ; que la Résistance française en exil décide que ces invasions sont une urgence à laquelle elle devait et à laquelle elle pouvait se tourner.

Il est vrai que la Résistance française était, à la fin 1943, passablement plus consolidée qu’elle ne l’avait été jusque-là. Le CLFN avait été fondé six mois auparavant, en juillet, par l’union de la France libre, du général Charles de Gaulle, basée à Londres, et du Commandement civil et militaire du commandant Henri Giraud, basé à Alger. Initialement coprésidé par de Gaulle et Giraud, le Comité passa sous la présidence unique de de Gaulle au début de novembre, suite à la démission de Giraud. Moins d’un mois après cette transition, le CFLN adoptait une résolution créant l’Office national antiacridien (ONAA).

Aires de grégarisation des criquets pèlerins cartographiées entre 1937 et 1963

Aires de grégarisation des criquets pèlerins cartographiées entre 1937 et 1963

C’est le spécialiste en acridologie Boris Zolotarevsky qui fut nommé directeur de cette nouvelle organisation. Celle-ci devait relever, en temps de guerre, du directeur de l’Agriculture et du ravitaillement général du CFLN, assurant ainsi un lien direct entre les services antiacridiens locaux et les organismes de ravitaillement des Alliés, bien que, rassure-t-on à ce moment, l’Office serait, à terme, appelé à devenir indépendant vis-à-vis de ces derniers.

Résumé des séances du Congrès

Le directeur de l’Agriculture et du ravitaillement général au CLFN, M. Dulin, ouvra la séance préparatoire qui a lieu la veille du congrès proprement dit. Il félicite M. Zolotarevsky de sa nomination à titre de directeur de l’ONAA. Lui rappelant que la résolution créant l’ONAA stipulait aussi que cette dernière soit opérationnelle le plus rapidement possible, Dulin demande donc à Zolotaresky de fixer, à ce moment-là, la date de la prochaine réunion. En guise de réponse, Zolotarevsky demande un « délai raisonnable » pour permettre la préparation du budget qui devra être présenté à ladite prochaine réunion. Il demande aussi d’être informé de la composition du conseil de gestion de cette organisation. On peut deviner, à la lecture des procès-verbaux de la rencontre, que les entomologistes soudainement interpellés par les représentants de la Résistance française sont reconnaissants de cet intérêt soudain de cette dernière à l’égard de leurs travaux et de leur expertise, mais qu’ils se demandent bien quelle sera la nature du mandat de l’organisation, et de quelle façon ils pourront le réaliser.

Allocution d’ouverture du commissaire résident général

Après la séance préparatoire, la première séance du congrès est ouverte dans l’après-midi du 29 décembre. Le commissaire résident général de la République française au Maroc, Gabriel Puaux, y fait l’allocution d’ouverture.

Durant le protectorat français au Maroc, de 1912 à 1956, le commissaire résident général, souvent appelé « résident général de France au Maroc », était le représentant officiel du gouvernement français à Rabat, la capitale marocaine. Avec le sultan marocain, « résident général » était le titre le plus élevé dans la hiérarchie politique du protectorat, ce qui suggère que la réunion est d’une certaine importance pour les dirigeants coloniaux.

Gabriel Puaux, Wikimedia Commons

Gabriel Puaux, Wikimedia Commons

Cela dit, M. Puaux est présenté à la réunion comme « l’ambassadeur de France », plutôt que comme le « résident général ». La désignation d’ambassadeur, par opposition à celle de résident général, étant probablement plus appropriée pour les circonstances. La notion d’ambassadeur ramène à l’idée de relations diplomatiques et nominalement égalitaires, aidant ainsi à faire oublier la nature coloniale de l’entreprise. De plus en utilisant l’expression « ambassadeur de France » pour désigner M. Puaux, les représentants de la Résistance française en exil renforcent l’idée, qu’ils tentent de véhiculer, que ce sont eux, et non le gouvernement collaborationniste de Vichy, qui sont le l’autorité légitime de la France.

Pour souligner la bienveillance que la France s’attribue concernant son rôle dans les colonies, le résident général souhaite aux participants de la réunion « la bienvenue au nom du Gouvernement du Protectorat sur cette terre marocaine où la France a fait, depuis trente ans, une œuvre à laquelle les Français tiennent beaucoup et à laquelle s’attache le nom de ce grand créateur que fut le Maréchal Lyautey.4 »

M. Puaux indique aux participants de la réunion qu’il est « assez intimidé pour présider l’ouverture d’une conférence d’un caractère scientifique comme la [leur], car [il n’oserait] prétendre au titre de spécialiste en cette matière » : « comme la plupart des Parisiens », il n’a connu « ces animaux » que de la Bible, et confond encore sauterelles, locustiens et autres acridiens. Il raconte ensuite avoir vu, pour la première fois, au début de sa « carrière africaine », en Tunisie en 1907, des essaims de criquets pèlerins en action, l’étendue des dégâts qu’ils causent, et le peu de choses qui pouvaient être faites contre eux.

Espérant que beaucoup de progrès ont été réalisés à cet égard depuis, Puaux exprime sa satisfaction

De voir réunis autour de cette table des hommes appartenant à des nations diverses, car la lutte que nous entreprenons — que vous entreprenez — est celle qui intéresse toutes les nations colonisatrices, ajoutant que, par un concours de circonstances, il se trouve que les nations alliées dans la guerre se retrouvent aujourd’hui alliées contre les sauterelles.

L’ambassadeur continue avec une anecdote personnelle :

Je puis vous livrer un secret qui pourrait intéresser les contrôleurs des puissances de l’Axe : ma fille se trouvait en Roumanie au moment de l’occupation allemande, et comme elle a été élevée au début de son enfance en Tunisie, elle avait trouvé tout naturel, pour me parler des occupants, de les nommer « les sauterelles » : mêmes uniformes verdâtres, même capacité d’absorption de ces bandes qui parcouraient toute l’Europe. Il y a là des éléments de comparaison, et de même que les nations alliées combattent avec succès les « sauterelles de l’Axe », je ne doute pas que, grâce à vous, nous puissions combattre le fléau des sauterelles qui, actuellement, constitue pour le Maroc une réalité assez angoissante. Vous en verrez les effets vous-mêmes au cours du voyage que vous allez faire et j’ose espérer que nos alliés anglais et américains voudront bien nous aider efficacement dans cette lutte.

Et termine avec ce plaidoyer :

Je ne sais pas s’il y a des armes secrètes contre les sauterelles dont on puisse faire usage immédiatement, mais si vous voulez vous livrer à des expériences, c’est avec la plus grande ferveur et la plus grande reconnaissance que nous accepterons ces armes.

À ce sujet, Puaux se dit « particulièrement heureux de saluer M. le professeur Uvarov, dont le renom scientifique a dépassé les limites de la Grande-Bretagne », soulignant être « persuadé que, grâce à [sa] science, grâce à [ses] méthodes, [il les aidera] à combattre ce redoutable fléau. »

Ravitaillement, agriculture et expertise antiacridienne

Le deuxième discours est fait par directeur de l’agriculture et de l’approvisionnement général, M. Dulin. Après avoir brièvement remercié le résident général Gabriel Puaux pour l’ouverture de la séance, Dulin précise comment, en plaçant l’ONAA sous l’autorité du Commissaire au ravitaillement et à la production, représentant le pouvoir central, et en permettant la participation de l’état au budget de l’Office, le Comité français de libération nationale signifie l’importance qu’il attache à la lutte antiacridienne.

Dulin souligne ensuite que la France a « toujours pris une part très agissante » à ces efforts de lutte antiacridienne en Afrique, et que « sa position sur le plan international est bien affirmée », la France ayant « toujours participé à tous les travaux de coordination et [ayant] occupé dans ce domaine une place importante », ajoutant que « le travail de l’Office » sera facilité par « les leçons de l’expérience acquise [qui] sont à la base même de l’organisation de l’Office national antiacridien. »

Et d’ajouter :

Le champ d’action de l’Office est vaste. Ses attributions, définies par l’ordonnance, sont limitées à la coordination des activités ayant trait à l’étude des acridiens en vue de leur destruction. Mais l’étude des acridiens et l’organisation de la lutte proprement dite s’interpénètrent actuellement si étroitement que l’activité de l’Office sera toujours intimement liée aux activités des organismes de lutte.

Parallèlement, les attributions de l’Office sont limitées de manière à sauvegarder « l’autonomie des services antiacridiens locaux dans le domaine de l’organisation et de la conduite des campagnes antiacridiennes sur leurs territoires. »

À son tour, « cette même limitation des attributions laisse à l’Office la possibilité de consacrer une large part de son activité aux études et au service d’information et de documentation si nécessaires aux services locaux pour leur travail pratique. »

Bien que ces limitations de la capacité de l’Office seraient justifiées en temps de paix, Dulin précise que « les circonstances exceptionnelles que nous traversons actuellement imposeront à l’Office une activité qui lui échappera en temps normal. » En temps de guerre, l’ONAA assurera donc le lien direct entre les services antiacridiens locaux et les organismes de ravitaillement des Alliés qui fourniront le « matériel et [les] ingrédient nécessaire pour le fonctionnement des services antiacridiens. »

Les séances suivantes consistent en discussions techniques et organisationnelles entre logisticiens, entomologistes et politiciens. On y débat notamment sur le matériel nécessaire à une lutte antiacridienne efficace (pneus, carburant, sacs, appâts céréaliers, et produits chimiques), sur la nature des effectifs à mobiliser, et sur l’approche de lutte à favoriser.

Considérations matérielles

Le nerf de la lutte antiacridienne est les insecticides chimiques. Au sujet de ces « substances toxiques », M. Defrance, chef du bureau de la Défense des végétaux du Maroc, fait état de la préférence de l’ONAA pour le silicate de soude, jugé « moins toxique pour les animaux. » Ce silicate avait été utilisé en 1942 et en 1943, et ce, sans empoisonnement de bétails, alors que leur usage de l’arsénite de soude, environ deux fois plus toxique, dans les années 1930, avait généré un certain nombre d’empoisonnements de bétail ; empoisonnements qui se sont répétés en 1943 lorsque l’arsénite fut utilisé vers la fin du traitement quand l’approvisionnement en fluosilicate s’était épuisé pendant la campagne. Defrance explique :

C’est pourquoi le Maroc préférerait recevoir, si possible, 650 tonnes de fluosilicate de soude. Cependant, même si nous préférerions utiliser le fluosilicate, si la livraison s’avérait difficile, nous pouvons le remplacer par 325 tonnes d’arsénite de soude.

Pour M. Defrance, l’avantage de l’utilisation du fluosilicate de soude, moins toxique, est surtout une question de perception des populations locales.

Épandage d’appâts d’arsenite de soude

Épandage d’appâts d’arsenite de soude

De son côté, le représentant britannique, l’entomologiste Boris Uvarov, est plutôt d’avis qu’étant donné la rareté des approvisionnements et le coût élevé du transport, l’usage de l’arsénite, plus toxique, est mieux avisé que le fluosilicate, car ce dernier nécessite un double dosage, nécessitant deux fois plus de tonnage que l’arsénite.

Defrance répète que le Maroc préférerait le fluosilicate moins puissant, mais qu’il s’incline face au besoin impérial de réduire le tonnage : « Il serait évidemment possible d’utiliser l’arsenite de soude, mais il faudra vaincre beaucoup de résistances locales. »

Discussions sur l’intensité des efforts à mener

Suite à la présentation de M. Risbec, du service antiacridien de l’Afrique-Occidentale Française, sur les travaux de surveillance et de contrôle effectués dans cette colonie, Uvarov demande si « l’effort de 1944 sera le même qu’en 1943 en AOF ? Ne peut-on faire un effort plus grand ? »

Risbec : Oui, l’effort peut-être plus grand. Les crédits envisagés sont les mêmes que pour 1943, mais cela ne veut pas dire qu’on se limitera à cela. Nous sommes prêts à faire face à une situation donnée.

Uvarov : L’effort de l’année dernière était certainement très grand, mais insuffisant ; il faut faire quelque chose de beaucoup plus important en vue de sauvegarder les cultures du Maroc. Si vous croyez qu’on peut faire beaucoup plus grand, ce serait justifier le point de vue de l’Afrique du Nord, et je crois que c’est très important pour elle.

Uvarov demande ensuite à M. Zolotarevsky (France) si l’on peut « mener une lutte efficace en Mauritanie ?5 »

Zolotareveky : Oui, dans la plupart des cas, le nord de la Mauritanie est accessible aux véhicules ; s’il est possible d’envoyer des camions, il est possible de mener la lutte ; mais avec les moyens de transport actuels, il ne faut pas y songer, c’est impossible. Il faut monter des expéditions tout à fait différentes de celles qui sont organisées pour les régions peuplées il faudrait organiser des colonnes de véhicules qui porteraient les personnes, le support pour les toxiques, l’eau et le ravitaillement.

Uvarov rejette ces excuses, ne croyant pas « que ces régions soient beaucoup plus difficiles que l’Arabie saoudite », où la Grande-Bretagne a mené avec succès des opérations de contrôle. Après avoir demandé de manière rhétorique si ces difficultés concernent « seulement […] l’AOF ou est-ce une question générale qui se pose pour tous les territoires français ? » Uvarov conclut que, « pour [sa] part, [il ne croit] pas que ce soit seulement une question pour l’AOF », c’est-à-dire que, selon lui, le problème réside plutôt dans la capacité française au sens large.

Une lutte totale et militaire ou une lutte défensive et civile

Pour le délégué français Zolotarevsky, les opérations de contrôle dans les zones reculées du désert ne pourraient être réalisées qu’« avec l’aide de l’armée », mais que cette participation militaire serait contre-productive :

« Mes conclusions, au sujet de l’aide apportée par les militaires dans la lutte contre les acridiens, sont que cette aide est généralement médiocre à cause de l’inexpérience de l’élément militaire. »

Ce point de vue n’est pas partagé par Uvarov : « On a déjà fait l’expérience dans les colonies britanniques ; elle montre que l’on réussit mieux qu’avec la main-d’œuvre civile »

Pour les représentants britanniques, il est impératif de mener un effort total et une « lutte offensive généralisée », partout où les criquets sont présents, avec un fort rôle militaire.

Pour les représentants des « pays français » à la réunion, de tels efforts de « lutte totale » seraient probablement vains si les essaims étaient déjà trop importants, et au lieu de cela, l’impératif serait de trouver et de détruire la source de cet essaimage en s’appuyant sur une main-d’œuvre civile spécialisée.

Répondant à l’affirmation d’Uvarov selon laquelle des campagnes massives de suppression d’essaims par des colonnes militaires avaient fonctionné, Zolotarevsky demande : « Y a-t-on réussi à détruire les sauterelles dans le désert ? Sinon, il vaut mieux ne pas recommencer en Afrique. »

Uvarov : On va seulement commencer cette année, donc nous n’avons pas encore de données certaines. Je pense cependant qu’il faut prévoir un grand effort ou ne rien faire. Peut-on faire un effort total ? Ou c’est possible ou c’est impossible, à nous de nous prononcer : ma conviction est qu’une lutte généralisée est tout à fait possible, et qu’aucune difficulté n’est insurmontable.

Roger Pasquier, professeur de zoologie à l’Institut national antiacridien d’Alger, participant à la réunion à titre de représentant de l’Algérie, exprime aussi son scepticisme quant à l’utilité des opérations massives pour contrôler les invasions. De même, Defrance (Maroc) ajoute avoir l’impression, « pour [sa] part, que la lutte offensive ne peut donner de résultats que si elle est exécutée au début de l’invasion ».

Malgré ces désaccords, les représentants français finissent par modérer leur point de vue, reconnaissant que même si les efforts de suppression « totale » des essaims réclamés par les Britanniques ont peu de chances de réussir par eux-mêmes, ils aideront plus qu’ils ne risquent de nuire.

Dans le même sens, Zolotarevsky se rallie finalement à la position d’Uvarov selon laquelle la « lutte offensive devrait être menée en AOF » ; ajoutant que cette approche « ne donnera certainement pas de résultats définitifs absolus, mais, en tout cas, les résultats relatifs obtenus pourraient être très utiles dans la lutte défensive. »

Risbec (AOF) convient également que même si l’on ne peut pas s’attendre à des résultats définitifs, cette lutte offensive contribuerait à la réduction des masses acridiennes.

À la fin de ces échanges, M. Misse, chef du Service de la production agricole à la Direction de l’agriculture et du ravitaillement général souligne l’importance que :

Le principe posé par M. Uvarov, de l’extension extrême de la lutte, soit inscrit au procès-verbal de notre congrès, car cela ouvrira un programme très large pour l’avenir, sans considération de frontières, de territoires et d’autorités administratives particulières. En outre, l’ONAA pourra jouer là un rôle de coordination des opérations d’ensemble.

D’emblée, trois constats s’imposent à la lecture de ces procès-verbaux : 1) les efforts de représenter et performer la légitimité technopolitique de l’Empire colonial français ; 2) l’usage de nouveau dispositif antiacridien dans l’expérimentation de nouvelles spatialités gouvernementales ; et 3) les négociations entre les divers objectifs politiques et les considérations matérielles et représentationnelles.

La légitimité technopolitique de l’Empire colonial français

Il était primordial pour les acteurs politiques français associés à la Résistance de maintenir la légitimité politique de l’Empire colonial français et d’être perçu comme les représentants de cet Empire.

La survie de cette République française dépend alors en grande partie, oui, du soutien des alliés, mais également du soutien et de l’unité de ces colonies en Afrique de Nord et de l’Ouest. D’une certaine façon, l’Empire colonial français était alors dans la situation particulière où il était dépourvu de son centre métropolitain : l’Empire n’était plus que ses colonies. À ce moment-là, on ignore l’issue de la guerre, et il est impossible de savoir si, même en cas de victoire alliée, qui n’était bien sûr pas assurée, si la France métropolitaine sera considérée parmi les vaincus (le gouvernement de Vichy étant un collaborateur de l’Axe) et ainsi démantelée, ou, encore, si elle sera mise sous tutelle.

Au même moment, le colonialisme formel est de plus en plus contesté, par les colonies eux-mêmes, mais également par d’autres nations déjà indépendantes dont les États-Unis d’Amérique, qui commencent alors à prendre une place prépondérante sur la scène internationale et pour qui le protectionnisme pratiqué par les empires coloniaux, surtout de la France et de l’Angleterre, pose obstacle à leurs propres visées expansionnistes. Il est donc opportun, pour les dirigeants du CFLN, de souligner l’apport scientifique et technique de la France au développement de ces colonies.

Finalement, comme pour la France que pour l’Angleterre, l’effort de libération reposait fortement non seulement sur les Alliés pour l’approvisionnement, mais aussi sur l’enrôlement militaire effectif des sujets coloniaux dans le conflit proprement dit. La protection des cultures était, en ce sens, un élément essentiel de l’effort de guerre, car les déprédations d’insectes avaient une incidence directe sur l’approvisionnement des pays alliés. Comme le souligne Uvarov au cours de la réunion, les efforts nécessaires à la lutte antiacridienne sont en partie « le devoir de l’Afrique du Nord, qui doit approvisionner la France libérée, et nous espérons la voir libérée cette année même », remarque à laquelle Defrance rajoute : « C’est juste ! Si l’on ne protège pas les récoltes de l’Afrique du Nord, le ravitaillement de l’Europe en souffrira. »

L’expérimentation de nouvelles spatialités gouvernementales

Un certain nombre de caractéristiques spatiales propres à la lutte antiacridienne faisaient de celle-ci un domaine d’intervention particulièrement pertinent pour le CFLN dans le contexte de cette crise de la souveraineté française. Ces caractéristiques étaient 1) la capacité de l’insecte à former des essaims presque n’importe où dans d’immenses régions, en attendant que les conditions écologiques appropriées le permettent, et 2) la capacité des grands essaims mobiles à outrepasser les frontières des états. Je suis d’avis que c’est à cause, et non en dépit, de ces caractéristiques que, de tous les problèmes sur lesquels la Résistance française aurait pu se concentrer en ces temps de crise, elle a donné la priorité au problème posé par le criquet pèlerin.

La solution alors favorisée pour répondre au problème acridien, c’est-à-dire la création de l’ONAA, consistait à créer un organisme sous l’autorité du gouvernement colonial français ayant pour fonction de relier les colonies aux autres gouvernements et empires coloniaux, créant un réseau technique et politique au centre duquel se trouvent l’autorité et l’expertise française. Ce domaine a été utile aux dirigeants de la France libre pour imaginer, raconter et jouer leur rôle d’autorité fédérale à la tête d’un réseau d’entités coloniales semi-autonomes, une configuration qui aurait semblé mieux indiquée pour faire face aux critiques grandissantes du colonialisme formellement pratiqué par les empires français et britanniques.

La finalité géopolitiquement expérimentale de cette institutionnalisation de l’expertise acridienne comme pratique scientifique de l’état explique en partie l’oscillation ambiguë de ces acteurs historiques entre les appellations nationales et internationales. Par exemple, l’ONAA, nominalement « nationale » est conçu comme une organisation internationale, « national » étant utilisé pour désigner l’Empire français, reflétant l’ambiguïté de la relation entre la spatialité de l’Empire et celle de l’État. Ces désignations sont elles-mêmes, dans une certaine mesure, liées au manque de clarté de la spatialité hybride émergente à l’intersection des configurations de pouvoir nationales et internationales en formation pendant et après la fin du colonialisme en Afrique.

Négociations entre considérations matérielles et représentationnelles

Finalement, la discussion sur le type de poison à utiliser pour les appâts à criquets est particulièrement révélatrice de l’équilibre entre la rareté des ressources, la toxicité des produits insecticides employés, et le risque de résistance populaire pouvant résulter d’empoisonnement du bétail causé par des concentrations trop fortes. Cette crainte de résistance n’était pas sans fondement, comme l’apprirent, quelques années plus tard, les officiers du British Locust Control Department, au Somaliland britannique en 1945, et en 19506. Les empoisonnements de bétail qui en avaient suivi leur distribution d’appâts empoisonnés avaient été perçus comme un élément de stratégies coloniales par lesquels les autorités britanniques auraient cherché à détruire les moyens de subsistance pastoraux. Ce sentiment populaire, encouragé et canalisé par les mouvements organisés de résistance anticoloniale au pays, avait mené à des révoltes au cours desquelles les manifestants ont incendié les camps et le matériel de lutte antiacridienne et attaqué les officiers de lutte antiacridienne. C’est sans doute ce type de scénario que les représentants de la France, du Maroc et de l’Algérie présents à la réunion de Rabat cherchent à éviter en préférant l’usage du fluosilicate de soude plutôt que l’arsenite de soude, cette dernière étant plus toxique et donc plus à risque de causer des empoisonnements de bétail.

Pour ce qui est du débat entre les partisans de la lutte défensive, la prévention précoce des essaims, au début de la grégarisation, avant que les groupes soient formés, et les partisans des stratégies de lutte offensive, de suppression « totale » des essaims de criquets une fois ceux-ci bien formés, il est issu de la coexistence de deux approches philosophiques dans la lutte aux criquets ; deux approches interprétées et mises en place différemment par les dispositifs organisationnels distincts selon les prédispositions techniques et politiques des états, et, probablement, les contextes écologies différents d’une région à l’autre7. Mais dans ce contexte précis, le débat est finalement suspendu : ce dont les Français avaient le plus besoin de cette réunion, c’était le soutien du gouvernement britannique et des autres gouvernements des pays alliés pour leur nouvel engagement dans la lutte antiacridienne en Afrique du Nord et de l’Ouest. Comme ce soutien dépendait de l’approbation de leurs plans par l’entomologiste britannique Uvarov, il était important de s’entendre sur les questions techniques et stratégiques, surtout étant donné que dans ce contexte, les efforts intensifs, massifs et totaux de suppression des essaims étaient les mieux indiqués pour une réponse rapide à l’urgence posée par les invasions de criquets, tout en étant contribuant à la performance de bienveillance techno-scientifique coloniale dans laquelle la France doit accomplir à ce moment-là.

J’ai exploré, ailleurs8, comment ces éléments et ces considérations techniques et politiques ont évolué et se sont recombiné dans les décennies suivantes, après les indépendances, et à travers l’émergence du développement international comme doctrine dominante de l’économie politique africaine. Une traduction et révision de ces textes est en préparation et sera éventuellement publiée ici.


  1. Je dépoussière lentement des textes entamés il y a quelques années et laissés à divers stades d’avancement, probablement dans l’objectif d’éventuellement compiler tout ça d’une manière ou d’une autre. Ce texte est une révision et une retraduction de Claude Péloquin, « Locust swarms and the spatial techno-politics of the French Resistance in World War II », Geoforum, volume 49, 2013, p. 103-113, disponible ici ↩︎

  2. Les illustrations de ce texte, sauf exception, sont tirées de Stanley Baron, The Desert Locust, Scribner, 1972. ↩︎

  3. Cinq délégués de la république de France, représentée par le Comité français de libération nationale (CFLN) ; quatre représentants de la Grande-Bretagne et de l’Empire britannique ; six du Protectorat marocain ; deux du Gouvernement général de l’Algérie ; deux des États-Unis d’Amérique ; la fédération de l’Afrique occidentale française (AOF), le mandat français pour la Syrie et le Liban, et l’Espagne ont chacun un représentant. ↩︎

  4. Hubert Lyautey (1854 – 1934) militaire français et premier résident général du protectorat français au Maroc entre 1912 à 1925. ↩︎

  5. La relation entre Uvarov et Zolotarevsky est singulière, et mérite un texte en soi, qui suivra éventuellement. Comme leurs noms suggèrent, ce sont deux entomologistes d’origine russe qui avaient développé leur expertise en Transcaucasie avant de s’exiler en Europe. Uvarov, en quelque sorte le mentor de Zolotarevsky, avait immigré à Londres après avoir accepté une nomination formelle pour y fonder l’Anti Locust Research Center. Zolotarevsky, qui n’avait pas eu cette chance, fut recruté par l’armée russe, mais après avoir été blessé en service, gagne éventuellement l’Europe après s’être clandestinement sauvé pendant une escale en Espagne du bateau dans lequel il s’était embarqué à destination du Brésil. À suivre…) ↩︎

  6. Voir Jama Mohamed, « “The Evils of Locust Bait” : Popular Nationalism During the 1945 Anti‐Locust Control Rebellion in Colonial Somaliland », Past & Present, volume 174, 2002, pages 184-216, DOI↩︎

  7. Discuté dans Claude Péloquin, « Postcolonial technoscience and development aid : insights from the political economy of locust control expertise », The Routledge Handbook of the Political Economy of Science, 2017, dont le PDF peut être téléchargé ici↩︎

  8. Claude Péloquin, Unruly Nature and Technological Authority : Governing Locust Swarms in the Sahel, University of Arizona, 2014, et « Postcolonial technoscience and development aid : insights from the political economy of locust control expertise », op. cit. ↩︎