La lutte aux criquets pèlerins dans le région ouest africaine du Sahel

Les sauterelles et criquets sont des insectes ravageurs qui présentent, pour les producteurs et les états, un risque agricole important et particulièrement difficile, voire impossible, à gérer.

Criquets pèlerins adultes, photo : Kountaro Maeno

Ma recherche sur ce sujet porte sur deux thèmes liés au rôle de l’expertise scientifique et technique dans les dispositifs de gestion des risques environnementaux et des ressources naturelles. Le premier de ces thèmes concerne les défis auxquels font face les institutions lorsqu’elles cherchent à « comprendre » et à contrôler ou à s’adapter aux processus écosystémiques émergents, complexes ou non linéaires.

Le deuxième de ces thèmes est le rôle politique des sciences et des techniques dans l’arc géohistorique liant les pratiques des régimes coloniaux à celles qui s’inscrivent désormais dans la logique de l’aide internationale au développement.

Face à des phénomènes écologiques vraisemblablement incontrôlables, pour quelle raison les institutions adoptent-elles telle ou telle approche plutôt qu’une autre approche dans leurs efforts de gestion de problèmes issus de ces phénomènes ?

Pour répondre à ce genre de question, il peut être pertinent d’examiner les mécanismes de pouvoir qui sont produits et reproduits, ou à l’inverse, contestés, ignorés, ou transformés par ces sélections. Les dynamiques de pouvoir — les effets politiques — rendues possibles ou favorisées par la mise en œuvre ou même par la représentation de telle ou telle approche peuvent aider à expliquer, au moins en partie, les préférences des institutions envers celles-ci.

Le criquet pèlerin

Le criquet pèlerin, Schistocerca gregaria (anglais : Desert locust), est un insecte polyphénique, c’est-à-dire qu’il existe sous différentes formes, que les entomologistes appellent phases. Chacune de ces phases est caractérisée par un ensemble distinct de traits de comportement et d’apparence. À l’une extrémité de ce polyphénisme, nous avons la phase solitaire, qui est en quelque sorte la forme « normale » du criquet, celle sous laquelle l’insecte se trouve la plupart du temps. Le criquet solitaire, donc, passe sa vie en état d’isolation relative, en faible densité, dans des coins isolés des longues bandes désertiques ou semi-désertiques qui s’étendent de la Mauritanie, en Afrique de l’Ouest, jusqu’au Pakistan et à l’Inde, en passant par la péninsule Arabe et la mer Rouge.

Sous certaines conditions écologiques, par exemple lorsque la pluie soutient une croissance de la végétation qui, à son tour, permet la survie d’un plus grand nombre de criquets dans un espace donné, des populations de cet insecte augmentent en densité. Lorsque cette recrudescence est soutenue, un phénomène neurologique enclenche une série de transformations chez l’insecte. Celui-ci cherche alors à joindre ses semblables (plutôt qu’à les éviter). Ce nouveau comportement social pourra mener à la formation d’un groupe qui viendra, éventuellement, à augmenter en taille et en cohésion. L’aboutissement de ce phénomène de rassemblement a pour nom la phase grégaire. À mesure que ce phénomène perdure, les groupements se joignent les uns aux autres, allant jusqu’à former des essaims de plusieurs millions d’individus.

Ces essaims deviennent également plus mobiles, pouvant se déplacer jusqu’à cent-cinquante kilomètres par jour, résultant en des migrations de quelques milliers de kilomètres menant jusqu’aux zones cultivées, où les insectes endommagent ou détruisent, la végétation, tant par leur consommation que par la pression de leur poids.

Si la grégarisation perdure pendant plus d’une génération, les changements comportementaux décrits ci-haut en viennent à être accompagnés de changements dans l’apparence des insectes : les teintes brunes ou verdâtres de l’individu solitaire laissent place, chez l’individu grégaire, à des couleurs prononcées, le rouge, et éventuellement, le noir et le jaune, selon sa maturité. Les deux phases, solitaires et grégaires, sont si différentes les unes des autres que, jusqu’au début du vingtième siècle, les individus de chaque phase étaient considérés comme appartenant à des espèces différentes et n’ayant aucun lien les unes aux autres.

Trois autres facteurs rendent ce polyphénisme encore davantage difficile à décrire. Premièrement, les transformations sont réversibles et peuvent faire « marche arrière » à tout moment. Deuxièmement, les deux pôles de ces processus de transformation sont séparés par des phases intermédiaires, dites transiens, qui mélangent les traits solitaires et grégaires à divers degrés. Finalement, le cycle de vie de l’insecte, du stade larvaire au stade adulte ailé, se passe de façon semblable dans chacune des phases, malgré quelques différences concernant la durée et le nombre de mutations.

Pour résumer, le criquet pèlerin solitaire, en soi, ne cause pas de problème aux populations, et ne suscite pas d’intérêt de la part des producteurs et des états ; il est même pratiquement invisible pour ces derniers. À l’inverse, les « invasions » causées par la transition occasionnelle de ces criquets vers leur phase grégaire, et leur migration subséquente dans les zones agricoles, dépasse la capacité des collectivités à les contrôler et à en protéger les cultures. Lorsque ces crises surviennent, des millions de dollars sont dépensés dans des mesures d’urgence, des millions de litres de pesticides sont répandus par des douzaines d’avions et des centaines de camions, sans compter le travail des nombreuses équipes de prospection arpentant les zones grégrarigènes à la recherche de groupes d’insectes en formation.

Les opérations pour la dernière grande invasion en 2003-2005 sont estimées à plus d’une centaine de millions de dollars US, et beaucoup plus encore en réponse aux invasions précédentes en 1987-1989. À ces dépenses s’ajoutent les coûts, vraisemblablement non quantifiables, engendrés par les déprédations elles-mêmes : les pertes des cultures dévorées par les insectes. À ces coûts monétaires et pertes commerciales et vivrières s’ajoutent bien sûr les impacts environnementaux causés par l’épandage des produits insecticides, bien que la nature et la gravité de ces impacts ne soient pas non plus bien connues.

L’écologie politique du criquet pèlerin

Il existe plusieurs façons de voir, de comprendre, et d’agir sur un ensemble de conditions et de processus environnementaux donnés. Dans ce contexte, pourquoi les acteurs de la gestion de l’environnement adoptent-ils une méthode de gestion plutôt qu’une autre ? Les experts techniques répondront habituellement à ce type de question en avançant des arguments techniques. Telle ou telle méthode est adoptée parce que c’est la meilleure : son succès aura été scientifiquement démontré.

Ce type d’analyse est bien sûr non seulement valide, mais même souvent suffisante. Cependant, lorsque les techniques s’équivalent les unes autres, ou lorsqu’il est difficile d’en mesurer les résultats respectifs, d’autres facteurs peuvent probablement mieux expliquer pourquoi les organisations préfère en adopter une plutôt qu’une autre. Les sciences sociales de l’environnement auront tendance à porter une attention particulière aux rôles que les processus sociaux — culturels, institutionnels, économiques — jouent dans la gestion des ressources naturelles ou des risques environnementaux. Plus particulièrement, l’approche dite de « l’écologie politique » se concentrera surtout sur les dynamiques de pouvoir dans les pratiques environnementales. Quels mécanismes de pouvoir sont produits et reproduits, ou à l’inverse, contestés, ignorés, ou transformés par la sélection de telle ou telle approches ? Quels effets auront ces relations entre les techniques de gestion et les processus politiques sur la stabilisation de ces choix par les institutions ? Pour répondre à ces questions j’ai combiné une approche historique, basée dans l’analyse documentaire, avec des entrevues avec acteurs de dispositif de gestion, et visites des lieux de travail à Montpellier, Rome, Bamako, Nouakchott, Dakar, Richard-Toll, Agadir, et dans diverses localités rurales en Afrique de l’Ouest.

Plus spécifiquement, le dispositif de lutte aux criquets pèlerins (et aux autres insectes ravageurs migratoires) en Afrique fut mis en place par les régimes coloniaux, pour lesquels ce dispositif représentait une solution aux menaces à la productivité agricole, mais aussi à la légitimité politique de ces empires et de leurs représentants. Mes travaux soulignent le rôle que les parallèles entre la territorialité de ces insectes et de ces empires ont joué dans le façonnement des dispositifs de surveillance et contrôle de ces criquets.

De ce point de départ historique au milieu du vingtième siècle, ce dispositif de surveillance et de contrôle a évolué conjointement avec les structures politiques depuis les indépendances jusqu’au présent. Dans ce contexte, l’expansion des structures multilatérales d’assistance technique a graduellement priorisé des approches développementales et environnementalistes qui sont mieux adaptées aux approches de contrôle des criquets dites préventives et adaptatives, axées par exemple sur le développement et la préservation de réseaux institutionnels et le renforcement des capacités des gouvernements et de la société civile.

Cette transition a graduellement favorisé les institutions historiquement plus axées sur ces approches, au détriment des autres institutions qui s’étaient spécialisées dans une approche plus curative, c’est-à-dire une cellule de crise centralisée, formée de professionnels appelés à intervenir avec des épandages massifs de pesticides par voie aérienne, et ce seulement lorsque l’étendue et la concentration des groupes de criquets justifient de telles interventions.

Mes recherches démontrent que bien que l’ensemble de ces approches coexistent et se complètent les unes aux autres durant les recrudescences de criquets, quand l’urgence justifie chez les états et bailleurs de fonds un financement considérable du dispositif, en période d’accalmie, seul l’arrimage avec les programmes d’aide internationale permet à l’expertise en acridologie appliquée de perdurer pendant les nombreuses années de « non-crise » ou elle n’est peu ou pas en demande. Ce faisant, ma recherche met en lumière les mécanismes institutionnels par lesquels certaines logiques gouvernementales évoluent conjointement avec l’expertise technique et scientifique dans les programmes d’aide au développement, des mécanismes qui ont une incidence importante sur l’interface science-politique.

Ce texte est encore en évolution ; bien que mon objet d’analyse, mes études de terrain et mon processus d’analyse furent résolument en français, les aléas de mon parcours universitaire et professionnel (non indépendantes des particularités langagières de l’économie politique du savoir au 21e siècle) ont fait que ces travaux furent rédigés en anglais, et leur réécriture en français est ralentie par les autres priorités (elles aussi issues de la même économie politique du savoir).

Voir aussi:

Péloquin, C. Postcolonial technoscience and development aid: insights from the political economy of locust control expertise, dans The Routledge Handbook of the Political Economy of Science, sous la dir. de D. Tyfield, R. Lave, S. Randalls et C. Thorpe. Routledge, 2017. [Routledge] [PDF]

Péloquin, C. Locust swarms and the spatial techno-politics of the French Resistance in World War II. Geoforum 49: 103-113 (2013) [DOI] [PDF]

Péloquin, C. Unruly Nature and Technological Authority: Governing Locust Swarms in the Sahel. Université de l’Arizona, 2014. [PDF]

Bousquet, F., Robbins, P., Péloquin, C., Bonato, O. The PISA grammar decodes diverse human-environment approaches. Global Environmental Change 35 : 159-171 (2015) [DOI] [PDF]